L’importance de la marche arrière

C’est la première chose que j’ai comprise à une époque où je ne savais rien de la pathologie: en cas de difficulté inattendue, stop et marche arrière, pour prendre du recul et le temps de remettre les choses dans le bon sens.

A partir du moment où il y a un blocage, si on s’entête et si on veut passer en force, continuer la marche avant vers le but fixé d’avance mène droit dans le mur. Et c’est l’accident dont les dégâts seront si difficiles à réparer.

Calcul mental

Tout au début, c’est le début, ce jour de 2006 marqué depuis d’une pierre blanche, je trouve Daniel derrière son bureau couvert de relevés de banque stabilobossés de toutes les couleurs. Je lui demande ce qui ne va pas et il me répond qu’il est inquiet car il a fait un chèque de 200€. Je regarde le dernier relevé juste devant lui, le solde est de 1500€. Sans réfléchir je lui dit que  « 1500 est plus grand que 200 ». Je vois son regard vriller. Je répète encore bêtement: « 1500€ est plus grand que… » et je m’arrête: stop et marche arrière, je passe à côté de la catastrophe.

alzheimer papierDaniel ne peut pas faire cette soustraction, sinon il l’aurait faite depuis longtemps. Cette soustraction ne peut ni entrer ni sortir de son cerveau. Il y a là quelque chose d’étrange et d’incompréhensible pour lui comme pour moi, mais c’est un fait: la soustraction est impossible. Je respire et je dis: « Ne t’inquiète pas… Nous avons assez d’argent. » Il me demande: « Tu en es sure? »

« Oui, oui! (je souris autant que je peux; il y a des circonstances où le plus petit sourire fait bouée de sauvetage) On va aller prendre une tasse de thé et on rangera ensuite tous ces papiers… sauf si tu préfères les ranger maintenant ». J’ai eu beaucoup de chance que l’instinct de la marche arrière se soit manifesté immédiatement. C’est une bouée de sauvetage qui permet de traverser bien des tempêtes, une sortie de secours qui permet l’esquive et le retour sur les lieux.

Toilette du matin

Ce matin au moment de la douche, qui fait partie de la routine quotidienne, blocage: « Ah non! Je ne veux pas de douche, c’est insupportable… » Lui enlever sa chemise ou le pousser sous la douche serait une agression dramatique. Donc j’arrête l’eau qui coule depuis plusieurs minutes, je referme la porte de la douche, je m’assois sur une chaise. Petite pause, mais pas de changement.

Alors je sors de la salle de bains, lui aussi, nous revenons au salon, un temps. Nous repartons vers la salle de bains, comme pour une nouvelle entrée en scène. Je vais pour ouvrir l’eau, mais je sens qu’il faut chercher ailleurs: « Tu as peut-être envie d’aller aux toilettes? »

On pourrait écrire des romans sur Alzheimer et les toilettes, car à partir d’un certain stade, c’est la question centrale, celle autour de laquelle tournent tous les malaises, les incompréhensions et les conflits, car la personne se sent diminuée d’avoir à demander de l’aide pour de telles choses, il y va de sa dignité à ses yeux comme à ceux des autres, il faut quand on l’aide devenir presque transparent.

Je vois à sa réaction que je suis tombée juste, il ne sait plus comment on abaisse le couvercle pour s’asseoir, je l’aide discrètement et je sors. Quand je reviens au bout de quelques minutes, il est soulagé d’un malaise qu’il ne pouvait pas nommer et la douche matinale peut reprendre son cours. Le blocage est loin derrière, mais pas effacé de sa mémoire, car il ne chante pas comme les autres jours sous la douche.

Même dans les routines les plus rodées, (cf: les secrets d’une toilette réussie) tout peut arriver à n’importe quel moment. Ce qui est nécessaire c’est une attention bienveillante et flottante, sans concentration excessive sur la tache à accomplir. On n’est pas là pour être efficace. On est là pour être là.

12 réflexions sur « L’importance de la marche arrière »

  1. Rose Michèle Dumoulin

    Merci beaucoup!
    Je suis du Canada, j’ai 67 ans et mon conjoint (depuis 31 ans) vient d’avoir un diagnostic d’alzheimer, il a 69 ans. Depuis 1 an que je suis confrontée à la peur et un au drame qu’engendre cette maladie. Et voilà qu’on me parle de vous, Mme Roumanoff, j’écoute vos interviews, je lis vos livres et je ressens un apaisement profond. Merci de votre regard sain et bienveillant, merci de votre lucidité du cœur, merci de votre communication si clair. Vous me permettez d’inventer avec mon amoureux une vie, notre vie, faite de moments présents simples et heureux.
    Je souhaite qu’un jour vous viendrez ici, au Québec, nous partager votre expérience et votre vision si bienveillante face à cette maladie si mal comprise.
    Rose Michèle

    Répondre
  2. Monette

    Je ne sais pas dans quelle rubrique faire part de ma question qui se rapproche de beaucoup de sujets traités dans votre blog : les toilettes, la marche arrière, la ligne jaune, etc … J’ai dû m’absenter une journée pour une petite intervention, laissant mon mari malade à aux bons soins de deux amies et de ma fille. Tout à coup, il s’est précipité vers la porte d’entrée sur laquelle la clé avait été oubliée. Mon amie et ma fille l’ont fait rentrer de force avant qu’il ne puisse sortir dans la rue. Je pense qu’il cherchait les toilettes en urgence. Il leur en veut beaucoup : il m’a dit que notre amie lui avait tapé dessus et il n’a pas reconnu notre fille venue nous chercher pour déjeuner.Comment essayer de faire marche arrière ? Merci beaucoup de vos conseils.

    Répondre
    1. coletteroumanoff Auteur de l’article

      Quand vous confiez un malade alzheimer il faut prévenir les personnes de l’essentiel :ne jamais dire non ne jamais contrarier , et donner des détails sur le déroulement « normal » de la journée
      Elles auraient du l’accompagner dehors même pour faire quelques pas et revenir
      Il s’est senti « battu » même si cela n’a pas été le cas, en réalité il a été forcé physiquement de faire une chose qu’il ne voulait pas.
      s’il n’a pas reconnu sa fille c’est qu’elle est associée provisoirement à un événement douloureux pour lui: sa dignité n’a pas été respectée
      les remèdes: commencer par le rassurer, lui rendre son sentiment de sécurité, veiller à ce qu’ils soit confortable, qu’il soit au centre de l’attention des personnes présentes et pas à la périphérie, qu’il passe de journées agréables en faisant ce qui lui plait, ce qu’il aime.
      Ensuite lui faire des compliments, lui demander des services, vous saurez que c’est réparé quand vous recevrez un témoignage d’affection supplémentaire.
      S’il ne peut plus sortir seul et qu’il risque de se perdre, mettre un code à la porte.
      amitiés
      Colette

      Répondre
      1. Monette

        Depuis quelques temps, la « fuite » est sa façon à lui de se sortir d’une situation qui le stresse et, dans ce cas, il est hors de lui, il cherche une issue pour sortir de la maison et du jardin et il part droit devant lui sans prendre garde à la circulation. Elles ont agi dans l’urgence.
        Aujourd’hui, notre fille est venue en lui apportant des chouquettes qu’il aime bien et en lui disant « bonjour papa » : il l’a très bien reconnue et remerciée.
        Pour notre amie, j’ai envie de laisser passer un peu de temps et voir si son ressentiment à son égard s’apaise.
        Merci beaucoup pour avoir pris le temps de me répondre et toujours avec de si bons conseils

        Répondre
        1. coletteroumanoff Auteur de l’article

          Peut être, ou peut être qu’il ne sort pas suffisamment dehors à son gout. la question vaut d’être posée et vérifier dans la pratique.

          Répondre
          1. Monette

            Oui, probablement, souvenir que nous étions de grands marcheurs … Nous continuons à sortir chaque jour, mais moins loin, moins longtemps car il se fatigue plus vite … Parfois aussi, il ne veut pas sortir. Autre sujet, et non des moindres, j’attendais votre billet sur « le leurre » de la maladie d’Alzheimer et les médicaments « inutiles » ! Comme souvent, vous m’aidez à argumenter face aux bien pensants qui gobent ce qu’on leur dit, parce que çà les arrange bien …

  3. ambre ronceret

    Je lis régulièrement avec attention vos écrits, les commentaires, les petites choses, les déclics…
    Maman est en Ehpad. Lorsque je vais la voir, je pose des jeux « d’enfants » (Oie, cartes à apparier, toupies…)sur une table et elle choisit -souvent elle dit: choisis, toi, ce sera bien- un des jeux. C’est avant le déjeuner. Et elle aime ces moments différents.
    Si je lui dit que je suis sa fille, elle reste dans le flou; « fille » est un mot abstrait. Mais si je lui dis qu’elle m’a mise au monde il y a 60 ans, que je suis née de son corps elle semble comprendre, ses joues rosissent et ses yeux brillent.
    Encore un « petit rien ».
    Courage! Et jolies fêtes.
    16/12/2017

    Répondre
  4. Ping : La sensibilité excessive: un handicap ou un atout?Bien vivre avec Alzheimer

  5. Christian Capdet

    merci de nous faire partager tant d’expériences. Pour maman je ne sais pas si c’est effectivement Alzheimer qui la perturbe, je préfère penser que c’est la vieillesse. comme vous le dites si bien un sourire ou des rires dédramatisent. je fais attention de laisser à maman ce sentiment d’utilité, lui dis que j’ai besoin d’elle, j’ai l’impression que ça retarde un peu sa perte d’autonomie et si les choses ne sont pas exactement faites comme il le faudrait, quelle importance. Pour les toilettes ,je préfère utiliser plus souvent la machine à laver que l’obliger à porter des couches, je crois qu’elle ne supporterait pas.
    Encore merci pour vos judicieux conseils.

    Répondre
    1. MARIE JOSEE DERIVIERE

      on ne porte plus de couches mais des culottes jetables super pratiques …..il yen a des jolies roses avec des petites fleurs de cerisiers
      bonne entrée en matieres

      Répondre
      1. MARIE JOSEE DERIVIERE

        la culotte ou slip etant la continuité de ce que l ; on met d habitude que la couche implique la dependance le retour au bebe à l incontinence
        changez le mot couche par culotte ou slip et ca passera rangez les dans son tiroir à sous vetements good luck

        Répondre
        1. Ambre Ronceret

          A l’Epad de Maman, ils emploient le mot anglais « pant(s) ». Cela rappelle les panties en dentelles! Et c’est vrai que ces fleurettes roses rendent la couche plus attrayante.

          Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.