Dans la maladie d’Alzheimer tout est passage d’un état dans un autre, tout est passage avec des temps suspendus, des moments arrêtés, des dérapages plus ou moins contrôlés. Quand on a dépassé une difficulté, une fois sorti du goulot d’étranglement, on revient rarement au point de départ, la vie se réorganise différemment, dans un nouvel entre deux passages.
Nous sommes au pays des paradoxes, un état de lenteur structurelle peut se muer en un concentré d’impatience, une hésitation tout azimuts se changer en impulsion fulgurante, un discours incompréhensible avec des mots inventés en une phrase pointue et pleine de sens.
Le passage du oui au non peut être aussi rapide que le passage de l’ouverture à la fermeture. « Tu veux cette tartine? » Il fait non de la tête et non de la voix. Si la tartine reste à sa portée, une minute après il la mange avec plaisir.
Monter et descendre une fermeture éclair. Ouvrir et fermer une porte. Comme le geste est le même, il s’inverse facilement. On attend que la fermeture éclair ouverte et refermée s’ouvre à nouveau. Il faut du doigté pour que le passage délicat ne devienne pas un passage difficile, où le patient n’apprécie pas que quelqu’un s’interpose entre lui et son vêtement (cf booster sa patience). Aussitôt enlevé l’anorak doit disparaître dans le placard.
La politique de la disparition (cf ruses trucs et astuces) va de pair avec la politique de l’apparition. Pour éviter les passages difficiles, faire apparaître les chaussures après que les chaussettes soient enfilées, sinon il peut vouloir se saisir directement de ses chaussures et insister pour les mettre avant les chaussettes. Rien ne sert de discuter, il faut procéder avec méthode.
L’aide ne doit pas apparaître comme une interposition, comme un non à la personne. Répéter un raisonnement qui ne fonctionne pas – « il faut enlever ton anorak car dans la maison il fait chaud » ou « on met les chaussettes avant les chaussures » – est contre-productif.
Au petit déjeuner, le café n’apparaît que lorsque la pomme est finie, sinon les épluchures de pomme peuvent se retrouver dans la tasse de café. Passage difficile, car il n’apprécie pas que je dise non ou que j’enlève les épluchures de l’endroit précis où il a décidé de les mettre.
Une intervention qu’il ressent comme une restriction à sa liberté peut ouvrir le passage vers l’agressivité verbale. Il faut réagir si on ne veut pas que la situation dérape, passer de la patience à la fermeté. Un îlot de fermeté dans un océan de patience.
Daniel arrive dans la cuisine avec son anorak, son écharpe, son chapeau et ses gants. Sa demoiselle avec qui il est sorti faire un tour n’ a pas osé le contrarier.
-« Daniel, c’est le moment d’enlever ton anorak »
– » Vas t-en! Tu ne comprends rien! (il crie) Tu veux m’obliger! Je ne l’enlèverais pas! Je ne veux plus te parler! Vas t-en! »
– « Je n’accepte pas que tu me parles comme ça! Daniel, Je ne l’accepte pas! (silence dense d’une minute) Tu es un homme intelligent…. tu vas réfléchir…. Est ce que tu veux que je m’occupe de toi ou tu préfères que ce soit quelqu’un d’autre? »
– (Une bonne minute plus tard) » Tu peux l’enlever… si tu veux! »
Et l’anorak retourne dans le placard.
Ce qui est saisissant dans ce genre de situation, c’est la connaissance qu’à le malade de son état. Tout lui échappe et rien ne lui échappe. J’ai listé les passages difficiles : l’arrêt de la conduite, la fin de la carte bleue, la remise de clés, la gestion de l’incontinence. Mais n’importe quel geste anodin de la vie quotidienne peut devenir un passage difficile, quand le cerveau ne distingue plus l’extérieur de l’intérieur, la cuisine des toilettes, une tasse vide d’une tasse pleine. Il faut ouvrir le passage de la patience à la fermeté pour sauvegarder tout ce qui peut l’être. Le lendemain de cet échange musclé, les relations apaisées et complices sont venues prendre le relais . Dans cette pathologie les impondérables pèsent lourd et les événements ont une dimension aléatoire. Cependant, les passages délicats de la journées se sont mués en passages faciles.
crédit photo © maticsandra
Notre papa nous apporte beaucoup vos livres nous on beaucoup aidé et apaisé face a cette maladie
Vous avez été pour nous comme une bible
Nous rions beaucoup de ses bêtises
Merci madame roumanoff
Cette réflexion sur les passages difficiles ne me décourage pas sur ce qui pourrait arriver dans quelques temps suivant l’évolution de la maladie de mon épouse. Je suis au contraire dans l’acceptation de ce qui pourrait paraître improbable, car craindre ce qui n’est pas encore là, c’est déjà abandonner le combat et gaspiller une énergie qui sera bien utile le moment venu.
Merci Colette de m’imprégner d’une sagesse qui me manque parfois.
merci pour ces réflexions vécues!! mais comment ne pas désespèrer parfois? en relisant votre blog qui est une aide précieuse et en vivant au jour le jour sans trop anticiper..
Oui, anticiper c’est bien à quelques heures ou quelques jours. Le plus important est de rester dans le présent présent. Les jours et les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. C’est un peu comme la météo.
Je suis d’accord avec vous Colette Roumanoff. Car dans la vie, il faut savoir que nous ne pouvons agir sur le passé ou le futur mais bien le présent. D’ou l’intérêt d’apprendre à rester dans le présent comme vous le dites bien.