La persistance de soi dans la maladie d’Alzheimer

Voici des extraits du rapport de stage : « La persistance de soi. immersion dans une unité fermée » présenté par Emel Aliev sous la direction de Madame Zajde. Université de Paris 8- Ufr de Psychologie.

Devant la porte d’entrée de l’établissement se tient Monsieur G. assis sur son fauteuil roulant, le soleil scintille et illumine son visage. Je le salue, ses yeux me répondent, et quelques sons presque inaudibles s’échappent, je comprends qu’il me salue en retour. Puis, je pénètre en ces lieux qui me semblent encore endormis. Le hall d’entrée est vide et je suis prise par une odeur âcre, inconnue, désagréable. Elle est si forte que j’ai besoin de respirer par la bouche un instant. Un homme s’avance vers moi, il se présente c’est Monsieur D, le directeur de l’établissement. Je me présente à mon tour Emel ALIEV, psychologue stagiaire. Il prend le temps de me conduire à l’étage au bureau de F. ma tutrice qui m’accueille avec un sourire et un regard chaleureux. Ici, dans ce bureau, l’odeur m’a lâchée.

Après quelques explications sur le déroulé de cette première journée, elle m’invite à aller prendre un café. Nous longeons le premier couloir qui nous mène à la cuisine au bout d’une dizaine de mètres, l’odeur me pique le nez, elle m’a retrouvée. Mon attention est captée par les cris de Madame M, qui martèle : « Madame ! Madame ! Madame ! » F. s’arrête, avec douceur et bienveillance elle lui prend la main et dit : « Bonjour ». En retour, Madame M. lui embrasse la main, tandis que F. lui caresse les cheveux en la rassurant, lui promettant de repasser. Ce baise main, je l’apprendrai bien vite, est une marque de reconnaissance, de gratitude des résidents envers F. et j’aurai aussi droit à cette marque d’affection tout au long de mon stage.

L’odeur est là et me suivra toute la journée. Bizarrement, je m’y habitue et l’oublie presque à chaque rencontre d’un résident. L’heure du Staff quotidien sonne, tout le personnel de chaque unité se réunit pour évoquer les nouvelles du jour et de la veille. C’est l’heure des plaintes, des informations générales, des décisions à prendre, des suivis particuliers. Chaque cas de résident qui pose question ou problèmes est discuté en vue de trouver une solution.

Le reste de l’après-midi sera dédié à des entretiens cliniques, suivi d’un atelier thérapeutique sur le thème du « journal de la résidence », encadré par F. et coanimé par l’animateur de l’établissement.

A chaque arrivée, le même rituel. Je passe en mode « apnée » dès que je franchis les portes vitrées. Monsieur G. sera souvent le premier à m’accueillir aux portes de l’établissement. Il accueille le jour et respire l’air frais du matin. Il ne dépassera jamais ce bout de trottoir qui est une fenêtre vers un monde différent. Il est résigné et se sent en sécurité dans cet espace nouveau qui compose sa réalité. Quand j’approche au loin, je le vois scruter les voitures, regarder les passants. qui s’affolent pour aller travailler. Un établissement scolaire non loin déverse son flux de collégiens. Je le vois les regarder au loin. A quoi pense-t-il, à ses jeunes années ?

Je rejoins ma nouvelle réalité, un moment suspendu où le temps semble s’écouler plus lentement. Premier rituel de la journée, j’accède au bureau et y retrouve F. qui prend connaissance des transmissions de la nuit ou du week-end. Elle y lit trop souvent un décès…elle priorise les cas les plus difficiles pour faire ses entretiens. Seule face à 90 résidents qu’elle tente de soutenir et de rassurer. Elle jongle entre les entretiens cliniques, les ateliers thérapeutiques, les réunions, les formations aux soignants, le soutien aux équipes, le soutien aux familles. Toutes ses interventions sont emplies de bienveillance et de patience. Elle a des gestes doux et rassurants. Le touché est essentiel dans son approche. Elle m’expliquera que tous les soignants de l’EHPAD sont formés au concept et aux gestes de « l’humanitude ». L’humanitude est une approche des soins crée en 1995, par Rosette Marescotti et Yves Gineste. C’est aussi une philosophie du lien, du soutien et de l’accompagnement dans laquelle chacun est considéré comme quelqu’un d’autonome à vie, qui peut faire ses propres choix et sait ce qui est mieux pour lui. Cette méthodologie est fondée sur un certain nombre de principes dits de « bientraitance » : le regard, échangé doit être tendre, la parole est indispensable lors de l’exécution d’un soin même si le patient ne peut pas répondre, le toucher est au cœur de cette approche comme un rappel et une confirmation de la présence au monde du résident, particulièrement lorsque la parole n’est plus.

La base du métier de psychologue est l’entretien clinique. Les entretiens se construisent et se déconstruisent dans différents lieux en EHPAD. Souvent réalisés au sein même de la chambre du résident, parfois lors de promenade dans les petits jardins ou lors d’un moment de détente à la cafétaria.

Madame B, ravie de chacune de mes visites me proposait des gâteaux à chaque entretien. Madame P, c’étaient des chocolats. D’autres, même s’ils n’avaient rien dans la chambre, en exprimaient l’intention. J’ai eu plusieurs invitations à la cafétaria et j’ai invité plusieurs fois. Je trouve que cela participe à l’alliance thérapeutique. Mettre le résident à l’aise, lui offrir une douceur en fait partie. Je n’ai rien inventé, c’est F. qui agit ainsi, avec pour mot d’ordre bienveillance et bien être des résidents. Pendant un certain temps elle m’a « initié », puis lâché pour mon entretien en solo. Je ne vous cache pas que mes mains étaient moites et mon cœur cherchait à s’enfuir mais j’y étais…ce pour quoi je me battais depuis 4 ans. Je demande un dernier conseil à F. avant de quitter le bureau en direction de la chambre de P. elle me répond juste : « ne t’inquiète pas tu connais la méthode, demande-lui comment elle va et le reste suivra ». En effet, le premier saut je m’en souviendrais à vie, j’ai joué mon premier rôle de psy ! Alors évidement ce n’était pas parfait loin de là. J’ai été embarquée dans les émotions, j’ai eu des difficultés à me distancier des propos de la résidente mais quand même, j’ai géré ! J’ai réussi à placer les différents temps, et même à conclure en résumant et en proposant un nouveau rendez-vous. Evidemment F. a veillé à me proposer un suivi simple sans enjeux majeurs. Elle a tout mis en place afin que ce premier entretien soit une réussite pour moi et je l’en remercie. Puis, mon co-stagiaire A, est arrivé, nous étions deux à renforcer l’équipe et à répondre aux sollicitations de suivi des résidents.

Les ateliers thérapeutiques auxquels j’ai participé régulièrement sont les ateliers chants et percussions au sein de l’unité fermée. Lors de ces ateliers j’ai pu constater les effets bénéfiques de la musique sur les résidents. L’unité compte 15 résidents qui souffrent de la maladie d’Alzheimer à un stade modéré voire sévère. Ils sont placés dans cette unité afin d’être protégés. L’accès à l’extérieur est limité et possible uniquement accompagné du personnel ou de la famille. Les résidents présentent une forte désorientation spatio-temporelle, des pertes mnésiques et des troubles psycho-comportementaux avec beaucoup de déambulations qui nécessitent la surveillance 24h/24h par une équipe dédiée.

Lors des différents échanges avec Coco, Mr Le proviseur, le couple Mr et Mme D, j’ai pu constater que malgré leurs atteintes mnésiques et leurs troubles associés, ils recherchent le contact et les interactions. Ils présentaient à chaque séance de l’enthousiasme à fredonner les airs d’antan et à reproduire des rythmes enflammés ! Au-delà de toute prouesse musicale, la musique et le chant semble jouer un rôle apaisant.  En effet, durant les séances, les résidents parvenaient à s’écouter, à chanter et jouer ensemble. Même si à chaque séance ils ont oublié la précédente, ce qui m’attristait au début, le plaisir pris dans le moment présent semblait si intense que ma tristesse a laissé rapidement la place à de la joie.

Lors de ces séances, on constate à quel point la mémoire procédurale est à l’œuvre et reste encore en partie préservée malgré l’avancée de la maladie Alzheimer On pense souvent qu’une nouvelle mémorisation est impossible à un stade avancé dans la maladie Alzheimer. Néanmoins, comment expliquer que certains résidents de l’unité se rappelaient de moi d’une visite à l’autre ? Alors que J. oublie m’avoir demandé une cigarette 2 minutes avant, elle se rappelle de moi et de ma visite la veille. 

Au-delà de ce que j’ai pu leur offrir, ce que j’ai surtout constaté c’est l’étendue de ce qu’eux m’ont apporté. En effet, chargée de toutes mes représentations sur la maladie Alzheimer et notamment sur les EHPADs et les unités fermées, je pensais venir et leur donner de mon temps, de mon écoute, de ma bienveillance, de mon intérêt. C’est finalement l’inverse qui s’est déroulé. Tout d’abord toutes mes représentations sur la maladie Alzheimer ont volé en éclat.

Ma première visite en terre inconnue m’a troublé. Je reste bien derrière F. tandis que l’on pénètre dans l’unité. Les résidents sont installés dans la salle commune. Certains sont endormis dans leurs fauteuil tandis que d’autres discutent. Un petit groupe est assis autour de G. l’aide-soignante et se prête à du coloriage. Soudain, mes univers se superposent et je revois en eux mes élèves de moyenne section tentant de colorier sans dépasser. Je suis attendrie par ce souvenir et me dirige instinctivement vers Madame D. qui s’inquiète de bien colorier. Je pose ma main sur son épaule et lui dit que c’est parfait, tout juste ce qu’il faut. Je poursuis mon exploration et papillonne d’un résident à l’autre. Chacun m’interpelle, J. me demande pour la première fois une cigarette, Monsieur et Madame D. me demandent qui je suis et si je vais revenir souvent les voir car ils s’ennuient. Madame X s’inquiète de savoir si sa fille la trouvera. 

F. me présente à chacun « je vous présente Emel psychologue stagiaire, elle va m’aider dans mon travail tout en apprenant le métier, elle viendra souvent vous voir seule ou avec moi » le cadre est ainsi posé. Mon mémoire porte sur la persistance de l’identité des patients Alzheimer au sein des unités fermées.

Je découvre que les résidents de l’unité sont « normaux » bien différents des représentations construites d’après les médias et les « ont dit ». Ils sont souvent décrits comme violents, cherchant à s’enfuir, en proie à des crises spectaculaires, déambulant sans cesse. Certes ils ont des troubles de la mémoire et des troubles associés mais ils sont toujours des êtres humains et non ces zombies que l’on nous décrit. Ils ne sont pas que des personnes gémissantes, incohérentes et angoissées. Ils sont capables d’échanger et ils ont surtout besoin de relation, d’affection et d’attention. Plus ils sont entourés et contenus, moins ils présentent de symptômes psycho-comportementaux. 

Comme l’écrit Colette Roumanoff « Le patient Alzheimer est voué au présent et à l’essentiel. On a beaucoup à apprendre de lui, nous qui sommes toujours en train de fuir dans un passé reconstitué sous des discours fallacieux ou dans un avenir incertain qui reste le lieu privilégié d’un bonheur insaisissable. »

Monsieur le Proviseur me demande si « la serveuse » peut lui apporter un café. Il me dit qu’il attend depuis longtemps, qu’il a faim et que personne ne lui a rien donné. L’aide-soignante m’assure qu’il a très bien déjeuné à 9 h. Je comprends qu’il ne s’en souvient pas…je lui propose une tasse de café, il répond : « Oui, volontiers ». Il m’explique qu’il était proviseur, directeur d’un IME. « J’en ai aidé beaucoup des enfants, vous savez », il m’explique que maintenant il est bien ici mais qu’il y a trop de personnes qui vivent chez lui…au détour de la conversation il me demande mon âge je lui réponds 42 ans et vous ? 16 ans bientôt 17 …il en a 92. Alors certes ses souvenirs sont parcellaires et incohérents par rapport à son identité sociale, mais il reconstruit sans cesse son identité en fonction du moment et de l’état de sa mémoire.

Je m’avance ensuite vers Coco, elle semble troublée en cette fin de matinée et agitée. Elle m’avoue qu’elle a fait des bêtises et que « les autres ne sont pas contentes ». Elle a l’air si bouleversée. Sa détresse semble si profonde, elle regarde partout, affolée. Je tente de la rassurer en lui prenant la main afin de la ramener dans l’ici et maintenant. Face à l’angoisse qui souvent les assaille un simple mot, un geste les ramène au présent et les rassure. Son regard se pose et elle me sourit. Je comprends que son angoisse se dissipe, elle commence à me parler. Elle me raconte ses folles années. C’est un moment furtif, où la lucidité regagne du terrain. Puis le brouillard retombe et les pensées s’obscurcissent, il est temps d’arrêter la séance tout en veillant à ce que Coco soit apaisée.

Confrontée au terrain j’ai pu voir émerger l’identité des différents résidents de l’unité fermée. Au-delà des différences physiques de chacun, les résidents me manifestaient sans cesse leurs différences identitaires. Ils sont capables de se raconter, de se reconnaître à travers leur propre histoire. Ils témoignaient de cette capacité de l’être humain à maintenir un soi, malgré les changements.

Une définition nouvelle de l’identité émerge depuis quelques années. On considère que  « l’identité est un processus psychique, une construction dynamique et plastique ». Ainsi l’identité dans la maladie peut s’adapter aux changements et aux restrictions des souvenirs : « on ne cesse pas de devenir soi même jusqu’à la fin ». L’identité se recompose à partir et en fonction des souvenirs résiduels. On comprend mieux quand Monsieur le proviseur se présente comme un jeune adolescent de 17 ans. L’identité vécue est certes différente de son identité sociale mais elle est quand même préservée. 

Cette conception novatrice de l’identité est une avancée. Les comportements et les récits de soi des malades Alzheimer, au lieu d’être considérés comme irrationnels et délirants peuvent être envisagés comme adaptatifs. On peut comprendre que par rapport à des données de plus en plus lacunaires, les malades cherchent à maintenir leur « moi » et le reconstruisent sans cesse. 

Cette nouvelle conception de l’identité dans la Maladie d’Alzheimer peut avoir plusieurs effets bénéfiques tant sur les malades, sur les soignants que sur les aidants et même au niveau de toute la société. D’un point de vue éthique, considérer que l’identité des malades Alzheimer est préservée jusqu’au bout, permet une prise en charge teintée de plus d’humanité jusqu’au dernier souffle.

Concernant les aidants, comprendre que son proche ne délire pas, que ses propos ne sont pas incohérents mais le signe d’un combat, d’une résistance contre la maladie, le signe d’une adaptation permet d’accompagner différemment l’être aimé. Pouvoir le reconnaître et ce malgré ses changements, c’est le plus beau cadeau à leur offrir.

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