Daniel a mal aux épaules et je l’amène chez un rhumatologue qui m’a fait beaucoup de bien. J’ai prévenu que Daniel avait la maladie d’Alzheimer quand j’ai pris le rendez-vous. Le médecin lui demande comment il va et où il a mal.
Daniel répond qu’il va bien et qu’il n’a pas de douleur. (Ce qui exact au moment où il est assis sur le fauteuil) le médecin regarde les radios et m’explique que les épaules sont très abimées et que la droite en est au niveau de la prothèse. J’essaie de digérer la nouvelle. Le médecin se met à parler de sa mère qui est morte de la maladie d’Alzheimer et il explique que c’est la maladie la pire qu’il connaisse, que ça se dégrade vite etc… etc…
Il parle comme si Daniel ne pouvait rien entendre et rien comprendre, comme s’il était un objet sans vie, un meuble. Ensuite Il fait une piqure à Daniel qui dit : « Ouille ! » Le médecin commente : « Voyez ! c’est Alzheimer : une réaction excessive pour un niveau de douleur très bas ! »
Daniel me demande : « C’est quoi Alzheimer ? » Je réponds : « C’est ce qui te fait oublier »
En sortant Daniel mouille son pantalon, il souffre que je l’aide à se changer et veut faire les choses tout seul mais il n’y arrive pas du tout. Il proteste à table quand je le sers comme d’habitude, en disant qu’il ne veut pas qu’on mette des choses dans son assiette sans lui demander. Il est beaucoup moins souriant et drôle que d’habitude. La nuit est agitée. Il mouille un peu son lit pour la première fois de sa vie. Le lendemain, il parle beaucoup, son discours est une suite continuelle et rapide de syllabes collées les unes aux autres, des débris de mots passés au mixer, avec de temps en temps des morceaux de phrases. Il dit qu’il veut … la clé pour sortir … pour aller travailler… pour gagner de l’argent… qu’il y a des gens qui veulent se débarrasser de lui… dans les deux ans … et qu’il doit leur montrer… si je peux téléphoner à sa mère.
Ce n’est que huit jours plus tard, après six nuits difficiles, le port de protection pendant deux jours et quatre nuits que Daniel a peu à peu retrouvé son état normal, c’est-à-dire un état où la maladie est très avancée, où le quotidien est fluide et la bonne humeur présente dans les gestes de la vie.
On voit ici les dégâts occasionnés par une parole de médecin, relayant le discours dominant d’une société qui veut croire que les patients Alzheimer sont des meubles que leur place est dans un garde-meuble.