Tout se passe dans le déroulement de la maladie comme si l’aidant disposait de cartes qu’il pouvait jouer, quand il en a l’inspiration. Ces cartes sont nombreuses et peuvent avoir un grande efficacité. Il y en a qui sont bien connues comme la musique ou les chansons, à utiliser presque sans modération (cf : « Et si l’on chantait »). Il y en a une autre qui a la puissance d’un as de cœur: c’est la lecture à haute voix, que j’ai découvert il y a plus de deux ans et que j’ai montré à des orthophonistes ou aides soignantes qui l’utilisent depuis avec succès.
Ce qui est le plus étonnant, c’est que le niveau de la lecture n’a rien à voir avec les capacités habituelles du malade. Par exemple si je demande à Daniel de me donner une pomme qui se trouve juste à coté de lui, il va me proposer une cuillère à café ou une chaise en me demandant: « Est ce cela que tu veux? » Tout se passe comme s’il ne voyait pas la pomme, ou comme si le mot n’avait aucun sens pour lui ou désignait un objet quelconque.
Pourtant, à certaines conditions, il va pouvoir lire d’une manière intelligente un texte littéraire pendant près de trois quart d’heure à une vitesse normale. Hier il a lu, à ma demande, un chapitre entier du livre de Christophe André, Méditer jour après jour. A l’entendre, j’avais le sentiment qu’il comprenait tout, mais je ne suis pas sure que ce soit vrai. Cette maladie nous oblige à penser différemment: il comprend sinon comment pourrait-il si bien respirer le texte en faire sentir les nuances et en même temps il ne comprend pas. Ce qui est sur c’est qu’il ne souvient pas de la page ou de la phrase précédente et à la fin de la lecture de ce qu’il a si bien lu.
Mais ce qui est sur, c’est que cette lecture le transforme et joue sur son état général, probablement à travers des processus qui nous échappent. Cette lecture déclenche forcément une activité cérébrale intense, accompagnée d’un regain d’estime de soi. C’est aussi un exercice phonatoire, un nouveau rapport avec les mots.
Pour la lecture d’hier j’ai vu au moins deux conséquences, hier soir, il accepté de regarder un film à la télé, ce matin avant d’entrer sous la douche, il s’est déshabillé seul à ma grande surprise (cf: les secrets d’une toilette réussie). Je me suis promis de recommencer aujourd’hui.
Pour que ce joker fonctionne il y a des conditions:
- Présence de la bonne humeur des deux parts.
- La lecture est présentée comme un jeu: « Cela me ferait plaisir que tu me lises ce texte. »
- Une ou deux personnes doivent être « toute ouie » pour que le texte sorte de la bouche du patient, c’est à dire qu’il faut un intérêt réel pour le contenu du texte de la part de l’écoutant.
- Techniquement les caractères doivent être très lisibles et le livre bien éclairé.
- On peut suivre avec le doigt soit les mots, soit juste en bout de ligne.
- Le choix du texte est crucial: il faut que cela corresponde à quelque chose qui aurait intéressé notre patient avant. Certains livres ont plus de sex-appeal pour le patient. Si on voit que ça ne mord pas il faut changer l’amorce. Daniel a beaucoup de plaisir à lire et moi à écouter les livres de Jean d’Ormesson.
- L’effet n’est du tout le même si c’est le patient qui écoute la lecture car il devient alors complètement passif.
Les chansons et les poèmes connus peuvent faire un bon point de départ. Si le patient connait des langues étrangères la lecture peut se faire dans une autre langue, mais l’écoutant doit la comprendre sinon ça ne fonctionne pas. Si le patient ne lisait que des journaux ou des magazines, il faut tenter l’expérience avec.
Encore une fois et toujours il faut porter son attention sur le patient qui exprime par tout son corps son état intérieur. Il faut le suivre et proposer autre chose si on voit que ça ne prend pas. La qualité de l’attention de l’écoutant redonne au patient le fil directeur du texte, c’est pourquoi il peut lire longtemps. Comme dans beaucoup de moments de la vie quotidienne, l’attention de l’aidant pallie (et répare) la carence d’attention du patient engendrée par la maladie.