L’ingratitude est ce qui blesse le plus durement les aidants: « Il ne se souvient même pas de tout ce que j’ai fait pour lui, combien de fois je me suis levée la nuit pour changer ses draps, combien de fois il m’ a réveillée. Quel ingrat! Aujourd’hui, il me menace! »
Ainsi le désir d’aider se transforme illico en ressentiment. Ce qu’on reproche à l’ingrat, c’est justement le ressentiment qu’il exprime sans retenue et quelquefois avec virulence. C’est ressentiment contre ressentiment. Dans une relation minée par le ressentiment réciproque une étincelle suffit à mettre le feu aux poudres.
Quelquefois surgit des profondeurs une image de sainteté et l’aidant sent autour de sa tête pousser une auréole : » Face à tant d’ingratitude, je me sacrifie, je suis humiliée, je ne reçois que des reproches ». (cf les reproches injustifiés) L’auréole tient à distance le ressentiment de l’aidant. Un certain temps.
L’ingratitude de l’aidé se traduit par une insensibilité à l’épuisement de celui qui l’aide, rien n’est jamais assez bien, ni fait comme il faut! Alors que je suis est en train de lui enfiler délicatement ses chaussures qu’il est bien incapable de mettre tout seul depuis plusieurs années, Daniel crie: « Aie! Tu me fais mal! »
Les références littéraires sur l’ingratitude: « Il y a des services si grands qu’on ne peut les payer que par l’ingratitude. » (Alexandre Dumas) ne sont pas d’un grand secours. Le manque de considération, que chacun reproche à l’autre, ouvre grand la porte à la tragédie qui s’installe pour de bon avec son long cortège de souffrances partagées. Le ressentiment même refoulé, même contenu, a le pouvoir extraordinaire de tout faire voler en éclats. Quand la protestation explose en menaces violentes, alors la plus belle auréole se brise net sur le carrelage de la salle de bains.
Plus la protestation est forte, plus l’alarme est à prendre au sérieux
Dès que le mécontentement pointe le bout de son nez, dès que la fluidité du quotidien s’effiloche, il faut anticiper et se souvenir que la maladie d’Alzheimer est une maladie de la gestion de l’information. Toute expression désagréable est un signal d’alarme.
La chaussure gauche rentre sans problème, la droite non. En regardant très attentivement, je vois une ampoule rouge et dure sur le petit orteil droit. Parce qu’il ne sait plus gérer les informations qui lui arrivent, Daniel ne peut pas distinguer si c’est la chaussure, son orteil ou moi qui provoque la douleur qu’il ressent d’une manière inattendue et cuisante. Sa protestation est une information dont je dois tenir compte sous peine de lui infliger chaque jour, sans le savoir, un inconfort douloureux.
Le manque d’enthousiasme est un signal
Depuis un certain temps Daniel somnole longuement sur son fauteuil le matin. Je l’ai vu entrouvrir les yeux. Je lui demande s’il veut prendre sa douche. Il répond par un oui timide, car il n’est pas bien réveillé (première erreur). Dans la salle de bain, il dit qu’il n’a jamais pris de douche de sa vie et il veut enfiler le peignoir que je lui mets pour finir de le sécher. Je le lui prends des mains (deuxième erreur), j’attends un peu. Je lui demande d’enlever sa chemise de nuit. Il dit non et s’assoit sur sa chaise. Je m’installe sur le tabouret et j’attends encore en soupirant (troisième erreur), je voulais faire des courses ce matin. Au bout d’un long moment il consent à enlever sa chemise, mais il veut garder ses chaussons, j’essaie de les lui enlever, il contracte ses pieds, j’insiste (quatrième erreur).
En cas de refus et de menace, faire machine arrière
Ainsi j’ai vu et noté son refus de se doucher qui a pris plusieurs formes différentes, mais je n’en ai pas tenu compte. Quand enfin il est sous la douche, je lui propose de lui frotter le dos, il accepte en maugréant, il se savonne à contrecœur et je m’apprête à lui mouiller la tête pour lui faire un shampoing, tout en ayant le sentiment qu’il risque de ne pas apprécier (cinquième erreur). Dès qu’il sent l’eau couler sur sa tête, il réagit comme si je lui versait de l’huile bouillante, il hurle: « je vais te tuer ». Il mime le geste de quelqu’un qui aurait un poignard et le plongerait avec délices dans le cœur de son ennemi juré. Il m’arrache le pommeau de la douche et veut m’asperger en me fusillant du regard. Je ferme les portes de la douche. Je me sens les jambes coupées.
La crise a duré moins d’une minute, j’attends et je lui tends la serviette pour qu’il se sèche, je suis toute retournée. J’étais si fière de ce rituel de toilette matinale qui se passait bien jusqu’à ce matin. Une fois l’émotion passée, Il faut comprendre les interactions.
Je l’ai non pas « invité« mais « moralement contraint » à rentrer sous la douche. La sensibilité aussi bien physique qu’affective est multipliée par la maladie et c’est cette sensibilité très grande dont il faut tenir compte. L’élément douloureux occupe toute la conscience du patient ne laissant de place à rien d’autre. C’est par manque de neurones que la personne de l’aidant ne peut pas être prise en considération au moment où la sensation pénible est trop forte pour le malade comme dans le cas d’une rage de dent.
Un souvenir douloureux et inquiétant
Il a du se passer quelque chose lors du dernier shampoing. Je me n’en souviens pas précisément, mais lui si, il a du vivre une expérience désagréable qui a laissé des traces dans sa mémoire. En faisant un gros effort, je me rappelle vaguement ses yeux rougis à la sortie de la douche. Il s’est frotté le visage avec les mains pleines de savon, le shampoing que j’utilise est un shampoing pour bébé qui ne pique pas les yeux…mais pas le savon.
Je décide après une longue réflexion de faire « ses trente- six mille volontés », c’est à dire de ne le contraindre nullement, directement ou indirectement, dans aucun des gestes de la vie. Le lendemain matin il ne veut pas se doucher, je réponds: « Ok, quand tu voudras tu me le diras. » Ce qui s’appelle le respect de l’autre personne.
Le retour de la bonne humeur
Sa demoiselle de compagnie me dit: « Daniel est particulièrement de bonne humeur aujourd’hui! » Je me rends à l’évidence et ma bonne humeur revient aussi. Au bout de deux jours, le soir, il veut se doucher. Je procède avec d’infinies précautions. Je parle d’un shampoing, il refuse. Ok. Le lendemain je lui propose de se mouiller lui-même la tête, ce qu’il fait avec plaisir mais il ne veut pas de shampoing. Ok. La salle de bains est le lieu de tous les dangers. Je le savais mais je l’avais oublié.
Au bout de quatre jours de ce nouveau mode de relation, Daniel me dit : » j’aime comme tu es. » Quand la bonne humeur revient à sa place, il n’y a plus nulle part ni ingratitude, ni protestations, ni menaces, juste du bonheur
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Je viens de terminer la lecture de votre livre ,j’avoue que la gestion d’un homme me semble plus facile pour une femme que le contraire. Mais j’ai retiré beaucoup de conseils qui me seront utiles dans la gestion du quotidien. Je vous remercie d’avoir pris le temps de rédiger ce livre. Mon épouse à 79 ans et moi 76 , c’est une ancienne infirmière et, parfois, je la crois capable de mettre des stratégies éphémères pour me démontrer qu’elle n’est pas malade, dans la classification de mon neurologue elle est GIR 2. Il me dit qu’un malade GIR 2 n’est pas capable de mettre en place des stratégies, j’ai un doute sur cette affirmation ? Ma seule difficulté quotidienne c’est le coucher : elle m’affirme que le lit est humide , elle s’installe parfois sur le parquet….alors j’attends je sors de la chambre et je compte , non pas jusqu’à trois, mais trente. Et parfois je réussis qu’elle se couche normalement mais parfois c’est l’échec. Pour garder un peu de vie sociale je prends une personne pour la garder en général elle n’a pas de problèmes. Mais je me demande combien de temps je vais pouvoir tenir car je me sens de plus en plus fatigué. J’appréhende d’envisager un placement car je sais que c’est destructeur…. sans doute pour les deux.
Parfois je me sens bien seul , les amis ont disparu heureusement je peux compter sur mon fils unique qui ne m’a jamais oublié malgré un travail intense.
Je me réfugie dans la lecture et la musique pour conforter mon énergie, mais que cette fin de vie es parfois t difficile !
Pour la difficulté du coucher, vous savez qu’un mot peut être employé à la place d’un autre. Est ce que « humide » veut dire « froid » ou « inconfortable ». la sensibilité peut croître brusquement dans des proportions étonnantes. Il faut modifier quelque chose, la position du lit, le confort du matelas, l’oreiller, la couleur des draps, la lumière autour, lui proposer de dormir avec une robe de chambre ou un pull ou… mettre de la musique ou… et surveiller ses réactions et voir ce qui l’apaise et redonne au coucher son coté confortable.
Les tests mesure les fonctions cérébrales une par une mais en réalité le cerveau utilise et compense toutes ses fonctions en même temps, ce qui rend possible les stratégies, l’humour et la relation.
Merci pour cette subtile analyse… Oui pas facile d’être aidant mais vous nous donnez des pistes pour retrouver une harmonie positive et encourageante. Comment faites-vous pour vous ressourcer ? Je me doute que vous vous sentez récompensée quand vous surmontez l’épreuve mais qui efface vos souffrances ?
L’idée générale est de se positionner autrement de façon à ne pas fuir une situation qui parait désagréable au premier abord, de voir que le malade va réagir immédiatement aux humeurs et aux angoisses de la personne qui l’aide. Alors la bonne humeur devient « obligatoire ». Ce qui demande un entrainement quotidien. Il n’y a pas besoin de se ressourcer ailleurs si l’on arrive à être au centre de sa propre vie. On quitte l’univers de la contrariété permanente qui est épuisant pour se mettre dans le mode du présent, vivre au jour le jour. Le bonheur habite dans le présent.
Ping : Le non-respect du rythme biologique et le refus de soinBien vivre avec Alzheimer
Bonjour, vous avez clairement expliqué comment créer une atmosphère douce et tranquille : l’invitation, pas la contrainte.
Chacun y gagne, même si ce n’est pas toujours facile.
Le calme, une musique en fond, un peu d’humour quand cela s’y prête, ce sont des elementsles de journées idéales.
Mais on ne peut pas le décréter.
On se trompe, on recommence…