Une amie avec qui je bavardais hier m’a dit que j’étais pour Daniel une béquille et a ajouté ensuite que j’étais ses deux béquilles. J’ai eu envie de protester, mais je ne l’ai pas fait. Le mot béquille m’a évoqué une jambe de bois, je me suis sentie ravalée à l’état d’objet utilitaire, mécanique et totalement dépourvue de créativité. Or j’ai le sentiment que seule la créativité peut produire la patience (cf booster sa patience) que la bonne humeur ne peut jaillir que de la perception de l’éphémère, du coté unique de chaque instant, du sentiment de la vie qui passe pour ne pas revenir. Une béquille ne saurait avoir ni créativité, ni conscience philosophique.
Aujourd’hui je reçois une carte de vœux d’un cousin bien intentionné qui me souhaite pour 2015 « l’année la moins pénible possible »?! Pourquoi pas l’année la meilleure possible?! Parce c’est connu vivre avec un patient Alzheimer, ça ne saurait être amusant. Il a besoin de béquilles en permanence, le pauvre homme. Servir de béquille, ce n’est pas marrant et c’est même pénible la plus part du temps.
La société qui fait de cette maladie un enfer et une honte autorise et encourage ce genre de discours. Ainsi la société se dédouane d’aggraver au quotidien la perte des repères de tous ceux qui sont faiblement armés pour faire face à la modernité dans tous ses excès. Pendant des années Daniel achetait les tickets de métro au guichet. Il disait: « Bonjour Madame, je voudrai un carnet de ticket. » Et un beau jour une pancarte est apparue: » Le guichet ne vend plus de ticket ». Ce sont des machines qui font le travail et on ne peut pas leur parler. Je me suis sentie désolée pour Daniel. Encore une chose qu’il ne pourrait plus faire et que je dois faire à sa place, un travail de béquille?
Une béquille ou deux béquilles?
Quand on ne peut plus marcher, ni avec une jambe, ni avec l’autre, on a besoin de béquilles. Daniel, si on le laisse seul, est aussi désemparé qu’un tout petit enfant, mais il n’est pas un enfant. Toute sa vie passée demeure à l’état de traces, d’empreintes, de vestiges, de sillages. Sa vie est une histoire unique, mais il n’a plus le récit pour nommer les années et les événements. Le soir vers six heures, qui est l’heure critique, Daniel se sent triste et son visage prend un expression bizarre, comme s’il avait une vague envie de pleurer. A-t-il vu quelque chose dans les yeux de l’amie en visite? Probablement, quand elle a proposé d’aller faire ensemble une promenade, il a répondu sans hésiter: » Non! Absolument pas! ».
Je me demande encore si oui non je suis une béquille. Le désarroi de Daniel me touche. Alors je suis une béquille sentimentale. Je lâche mon travail et je reste à coté de Daniel. Je lui prends la main, je lui parle. Mais comme toujours ce n’est pas ce que je dis qui fait de l’effet, c’est ce que je ressens. Ce que je ressens est limpide: le confort de Daniel est mon confort, le bien être de Daniel est mon bien être, son bonheur est mon bonheur. Etre ou ne pas être une béquille, ce n’est pas la question.
crédit photo: © darezare
Chère Colette,
Vos deux commentaires, m’ont encore touchée au plus profond de mon être. Je remarque la Société a
Je reçois en ce moment des messages de sympathie allant jusqu’à la compassion quand j’apprends aux personnes que je connais, la maladie de Manou. Il en est même qui me disent : « mais ça ne se voit pas qu’elle a la maladie d’alzheimer « , comme si un signe distinctif devait se percevoir. Cela montre combien de chemin il reste encore à faire pour que l’appréhension se transforme en acceptation.
Quant à la béquille, il me vient un souvenir à l’esprit : ça se passait dans un train qui emmenait de nuit, du Nord de la France jusqu’à Lourdes, des malades du plus légèrement atteint au plus gravement dépendant. Ce train affrété à la sncf servait autrefois d’ambulance aux armées , ce qui laisse entrevoir le confort spartiate de ces wagons au bruit saccadé sur les rails. J’étais alors brancardier chargé d’accompagner, avec d’autres, les malades dans ce long périple.
Dans la nuit, l’un des malades ayant besoin d’aller aux toilettes, je fus chargé de le conduire. Je m’apprêtais à le prendre sous les bras quand il me dit : « attends, il faut me mettre ma jambe » : il avait été amputé et sa jambe artificielle se trouvait dans la couchette près de lui. C’est ainsi que je le conduisais jusqu’aux WC, dans un couloir de train tremblant, le soutenant malgré lui car il me disait être capable de marcher seul, sans béquille, sans mon aide…Il faut parfois se mettre en retrait pour ne pas vexer celui que l’on croit faible et qui a la volonté de montrer qu’il ne l’est pas. C’est une de mes leçons apprises sur le rôle de l’aidant que j’ai retenue et que j’essaie de mettre en œuvre dès que l’occasion se présente. La béquille doit savoir se déguiser !!!.
Tellement vrai !tellement encourageant et plein de bon sens!
ça fait du bien de se dire que l’on n’est pas seul à ressentir / apprécier les mêmes choses et à tenter des solutions uniques tout en sachant partager tous ces » encore » bons moments
merci de promouvoir du rire et de la bonne humeur au milieu de tout ce sérieux convenu
francis
oui, merci, ça fait du bien de se dire qu’on n’est pas seul à tenter des solutions uniques.
Quel bel article plein de sagesse pour ce début d’année.Merci
Comme il est difficile en effet dans cette période de voeux de recevoir des messages de sympathie certes, mais avec toujours cette petite pointe » ĺes prochaines années ne devant pas être drôles alors profite encore de celle là »